Nouvelle

22 rue du 8 mai 1945

 

Il faut imaginer Jeannot, toujours en bleu de travail, même à la retraite, face à Suzy, de l’autre côté du comptoir.

 

La Vieille, il l’appelait.

 

Mais, il fut certainement un temps, où Suzy était chuchotée en huis clos, entre les draps neufs du trousseau fraichement lavé…

 

C’est sûr que, pour moi, ils l’étaient, vieux ! Tous les deux d’ailleurs. Pas un pour rattraper l’autre ! D’une « vieillerie » sans âge. Mais que sait-on de la vieillesse au pays de l’enfance ?

 

Le Jeannot et la Vieille, c’était ma campagne.

 

Un lointain lien de parenté entre ma grand-mère et le Jeannot, ma mère et le Jeannot. Moi aussi sûrement ? Alors, au moment du baptême de la sixième - c’est moi -, mes parents ayant épuisés tous les proches, on a soudain pensé à se rapprocher des cousins éloignés. Les cousins, quand on y pense, ça a un petit goût de vacances, d’enfance retrouvée, d’insouciance. Mes parents m’ont donc choisi comme marraine : la fille du Jeannot et de la Vieille. La suite sembla logique. Née en ville, je prenais l’air de la Bourgogne comme destination de vacances. J’allais vivre avec le Jeannot, la Vieille et ma marraine, chaque fois que cela se présentait. On ne se posait plus la question. On ne me demandait pas mon avis. Me l’aurait-on demandé que j’aurais crié : « Ouiiiiiiii ! » en sautant de joie malgré la perte de l’ambiance familiale : sept enfants, deux parents et une grand-mère, ça bouge un peu plus que deux vieux et leur fille ! Mise au train avec valise et recommandations, je restais concentrée sur les stations scrutant avec impatience l’arrivée, où j’étais attendue régulièrement.

 

Chez le Jeannot et la Vieille le calme s’invitait d’un coup. J’ai, très vite, repéré les différences. Il fallait « se tenir », connaître ses fondamentaux, apprendre les protocoles et les appliquer à la lettre, respecter les règles, les choses, et les personnes bien davantage. Tout incombait au plus jeune : dire « bonjour » en premier, laisser passer, fermer les portes sans les faire claquer, éteindre les lumières quand le dernier quittait la pièce, se taire et puis, écouter. Ce que les adultes s’autorisaient : une remarque sur untel, une moquerie, un juron, tout cela était totalement interdit à l’enfant que j’étais. Je faisais ce que l’on me disait de faire, bien sûr, et cela tombait bien parce que j’ai toujours aimé faire, moi ! À cette époque, je ne le savais pas. Ce n’est que longtemps après, mais encore étrangère au pays de la vieillesse, que j’ai su : le bonheur n’était ni dans l’être et encore moins dans l’avoir, mais bien dans le faire. Intuition d'une gamine...

 

Il faut imaginer la première fois où je suis allée leur rendre visite. Le Jeannot partait en retraite, la Vieille suivait, ma marraine avait obtenu un poste d’institutrice à l’école des filles du village. La petite famille s’installait dans la maison d’héritage. Elle était en travaux. Pas de toilettes à la maison, enfin, dans la maison. Au fond du jardin, une porte, trois planches, un toit faisaient office de WC. Un arrosoir, que je ne pouvais pas soulever, attendait à côté. Je venais de la ville, tout était étrange. C’est dans ce monde inconnu que j’ai écouté, pour la première fois, sur un tourne-disque flambant neuf, Le Petit Prince, auquel, j’avoue, j’ai compris peu de choses. Ignorance de la jeunesse.

Quand je suis revenue, environ deux mois plus tard, une excroissance avait été ajoutée au mur de la nouvelle extension (cuisine et salle de bain). C’étaient les toilettes. Juste la place du siège. Le Jeannot avec sa carrure et ses genoux qui pliaient mal, n’a jamais pu fermer la porte ! Mais à tout problème, sa solution. La Vieille a cousu et installé immédiatement un magnifique rideau à l’entrée du couloir pour signaler l’occupation du lieu par le chef de famille. Pour nous, les filles, c’était étroit mais en écartant les cuisses, ça passait ! On n’avait pas à se plaindre. De plus, qui aurait voulu rester plus que de nécessaire dans un endroit aussi exigu et non chauffé ?

Dans la nouvelle salle de bain, où le kitch s'était soudain invité, on avait plus investi : lavabo, bidet et baignoire mauves bien assortis. Le lavabo, c’était le quotidien. Une toilette journalière matin et soir à tour de rôle. J’ai souvent assisté à la toilette de la Vieille, jamais des deux autres. L’eau à économiser, un seul remplissage du lavabo d’un liquide tiède venu du mélange savant des deux robinets (un pour le chaud – un pour le froid), servait dans l’ordre chronologique au visage, aux seins et aux aisselles. S’ajoutait ensuite la crème Nivea dans la boite en métal bleue et l’Eau de Cologne ancestrale « Bien-Être » verveine romarin. Le bidet, quant à lui, recevait les pieds en s’asseyant sur le rebord de la baignoire. Autant l’installation du WC avait été un échec, autant l’agencement dans la salle de bain était une réussite vantée par tous. La baignoire, à raison d’un bain hebdomadaire par personne, n’a jamais été changée, même par manque de praticité à des âges avancés.

C’était le samedi, pour enfiler les habits propres du dimanche religieux où, pourtant, on n’allait pas à la messe, sauf moi. Je n’étais pas encore politiquement orientée et mes parents étaient pratiquants. Les deux mondes se respectaient même s’ils n’étaient pas du tout, vous l’aurez compris, du même bord. C’était mon Don Camillo, à la sauce Bourguignonne. Ma présence au culte, c’était sûrement pour confirmer mon baptême et les raisons de mes venues. Néanmoins, parfois, il fallait bien s’y rendre. Les gens mouraient sans prévenir et on les fêtait. Les banquets, anniversaire des morts, rassemblaient les familles et les proches. Des journées aussi festives que les baptêmes, les mariages ou les communions auxquelles le Jeannot, la Vieille, ma marraine et moi-même nous rendions habillés sur notre trente-et-un, dernières créations de la Vieille.

 

Il faut imaginer le Jeannot, il avait résisté pendant la deuxième. Le maquis. Il en voulait beaucoup aux STO, un peu moins aux « boches » mais pas du tout aux communistes russes. Il avait lu le Petit livre rouge. Les syndicats, c’était sa vie d’après, ses luttes pour l’égalité, pour des valeurs ouvrières.

Sa carrière, c’était le bleu des cheminots tâché par le charbon. L’ensemble pantalon, veste, casquette (réalisé dans la même toile bleue), une fois enfilé, ne vous quittait plus. Une deuxième peau immuable dans le vrai sens du terme : impossible mue.

Les dernières lignes de chemin de fer en vie dans les campagnes reculées ont, peu à peu, toutes disparu. Alors, il a fallu se réorienter, passer à la « fée ». Prendre un peu de grade dans les installations « modernes » d’après-guerre.

Et c’est à l’EDF que le bleu est devenu propre ou disons moins sale. De quoi trouver la Vieille dans une ferme, la fille des métayers. Une belle ferme, perchée sur les hauteurs du Morvan, remplie de charolais et de garçons aux bottes crottées qui racontaient fort, toujours le sourire aux lèvres, les aventures de la journée et du quartier, à l’heure où nous venions, nous, goûter : jambon cru, omelette et fromage de chèvre frais recouvert d’une crème jaune bien épaisse.

 

Il faut imaginer la Vieille, c’était la couture, elle, son domaine de prédilection. Une couturière de village qui avait habillé tous les habitants des alentours. Le Jeannot, devant le journal télévisé, ne manquait jamais de l’appeler lors des quelques minutes octroyées aux défilés parisiens de haute-couture qui annonçaient les prochaines saisons. Et elle, alors, de lâcher sa vaisselle, les deux mains dans un torchon, de regarder de la porte, devant le comptoir, les nouveautés qui lui donneraient des idées pour ses futurs créations. Après les aperçus d'entre deux portes, l’imagination faisait le reste, le jour, la nuit, en descendant l’escalier, ou en le remontant, en rangeant des affaires, enfin quand elle n’était pas vraiment occupée à quelque chose de bien précis. Ça arrivait comme ça. Comme une apparition. Et quand la ville arrive à la campagne, on ne peut savoir ce qu’il en restera, le trajet est long et tortueux. Ses réalisations étaient d’un autre temps. Je repartais en ville habillée en tailleur ou jupe plissée dans des tissus improbables.

 

Imaginez encore la Vieille, elle cuisinait aussi, des heures, sans relâche. Le sujet était de tous les instants et l'incipit sonnait comme un leitmotiv : « Qu’est-ce qu’on va manger à midi ? » décliné en soir, demain, dimanche, etc. Et on mangeait ! À en faire rougir les tables royales ! Des repas composés, travaillés, équilibrés : une entrée, un plat principal, du fromage de chèvre, un fruit et un dessert. Les jours de fêtes ou de réception venaient s’ajouter des poissons chats frits pêchés par le voisin braconnier poseur de nasses au cas où des anguilles s’y perdraient. Le sucre trempé dans l’arquebuse maison, c’était quand je peinais à digérer…je ne l’ai jamais réclamé car il me brûlait les papilles plus qu’il ne me soulageait !

Salade verte vinaigrette à l’ail, ça commençait toujours ainsi. S’ajoutait un petit plus sous forme d’une terrine, d’une brioche aux grattons ou d’une tarte salée, le tout « maison » bien entendu.

Le plat principal mijotait des heures sur la seule plaque électrique, après avoir été saisi au gaz. Les lapins chasseur, les canards rôtis, les coqs au vin avaient fini de batifoler au fond du jardin. Ils s’étaient reposés quelques temps dans l’un des deux congélateurs-coffres pleins à ras bord, pour finir sous la dent du Jeannot qui, après de longues minutes ne laissait que des os rutilants au bord de son assiette. Les tendons et cartilages mouraient sous sa mâchoire vorace. N’ayant pas assez d’expérience dans cet art, mes os finissaient, eux aussi, par tenir compagnie aux siens après une polémique assez rude entre lui et la Vieille pour savoir s’ils pouvaient vivre le même scénario que les siens. Je n’avais pas de parti pris. Je n’étais pas choquée. Plutôt impressionnée par ce dépeçage minutieux qui l’occupait consciencieusement os après os.

Le fromage était de chèvre : frais à la crème salé et poivré, mi-sec, sec et immangeable pour moi, quand il avait passé le stade du très sec. Il finissait, car de toute évidence je n’étais pas la seule à ne pas pouvoir l’ingurgiter, râpé et fondu pour ne pas être gaspillé. Mais, honnêtement, rien ne pouvait le ramener à un goût digne de figurer au rang de « bon ». Hélas ! C’était ma hantise dans la prévision quotidienne…surtout que, allez savoir pourquoi, j’étais régulièrement condamnée pour un acte qui n’avait aucune incidence chez moi, en ville, mais qui me valait la peine capitale dans cette campagne : manger du fromage sans pain. Sacrilège qui diminuait ma côte et dont je n’arrivais pas à comprendre la raison. Est-ce que je prenais un malin plaisir à déclencher les foudres du Jeannot ? Il semble me rappeler que oui. Môme parfois en rébellion…

Le fruit s’adaptait à la saison et à ce que le jardin voulait bien nous offrir. La liste était variée et longue. Des classiques pommes qui finissaient toujours par être véreuses et flétries, s’ajoutaient des poires, des cerises, des framboises que je ramassais en chantant, des fraises dont l’overdose nous guettait tous en fin de saison, des pêches, des prunes ainsi que toutes les baies qui servaient aux confitures paraffinées et aux glaces dans les supports Tupperware.

Le dessert occupait une bonne partie des après-midi car sa préparation avait son heure. Généralement, la veille pour le lendemain.

 

Il faut imaginer, après le repas, le Jeannot installé sur le canapé, au salon, pour les informations. Seul instant où il n’était plus coupé du monde. La petite fenêtre s’ouvrait alors devant ses yeux pour lui rappeler sa chance et le conforter dans son communisme primaire. Nous serions obligatoirement mises au courant du pire ou des défilés de modes. Les femmes, dont je faisais partie avec fierté et enthousiasme, s’occupaient de la vaisselle. Instant béni où, d’un seul coup, l’atmosphère se détendait comme si nous avions désamorcé une bombe constamment posée dans cette cuisine à l’heure des repas. Avant d’attaquer, je montais sur les genoux de la Vieille pour respirer la Nivea et l’Eau de Cologne. Me blottir dans ses bras de femme forte, voler du temps au temps, exister rien que pour moi. Elle m’appelait Petite, comme sa fille, ma marraine. Après tout, nous n’avions que vingt ans d’écart, elle et moi.

Et puis c’était reparti. J’essuyais, la Vieille lavait, ma marraine rangeait. Répétitions et précisions des gestes. Assurance du travail bien fait. Je ne vous l’ai pas encore dit mais, « en ce temps-là », les enfants ne faisaient pas, ils regardaient. Tout ce que j’ai appris, en vérité, je ne l’ai jamais fait. La seule chose qu’on me permettait, c’était de ranger la boîte à couture. C’était devenu mon rôle à chaque passage. À l’âge adulte, après avoir quitté le pays de l’enfance mais sans vraiment l’avoir abandonné, je me suis lancée pour tout le reste. Rien ne m’a arrêtée. J’avais tout dans les yeux. Des heures et des heures à regarder et à écouter. C’était une autre forme d’apprentissage.

Les après-midi, le temps travaillait. Après la sieste estivale dans des « fauteuils pliants » appelés Relax, à l’ombre du marronnier de la cour, il fallait y retourner. Les saisons rythmaient les travaux. Des longs après-midi couture de l’hiver, les travaux de jardinage, en été, s’emparaient de notre temps qui n’avait alors plus rien de libre. Les récoltes trop abondantes, restes des manques de la guerre, nécessitaient l’aide des voisins à qui nous savions à l’avance qu’il faudrait rendre la pareille. Adultes et enfants réunis autour de la table ronde des épluchages interminables des haricots rivalisaient aux écossages sans fin des petits pois. Ensuite, les jarres en terre voyaient s’empiler au garde-à-vous les rangées alternées de haricots et de gros sel. Pour les petits pois, c’était plutôt le froid qui nous les conservait après un ébouillantage en bonne et due forme.

Le plat préféré du Jeannot était le « crâpiau », une espèce de crêpe épaisse dégoulinante de graisse qu’il arrivait à manger froid, le lendemain, pour ne pas gaspiller, alors qu’il avait passé la nuit sur une assiette dans son jus, dans le placard. Le « crâpiau », c’était quand la question : « Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir manger ce soir ? » n’avait trouvé aucune réponse digne de ce nom.

 

Il faut m'imaginer, jardiner avec le Jeannot, à un âge où on ne voit pas les arbres, les rivières, les collines comme des ressources naturelles, mais comme des camarades de classe. Une petite bêche ayant appartenu au Glaude, sûrement l’homme le plus petit de ma famille, m’a tout de suite été attribuée. Et j’ai bêché, bêché, bêché, année après année, le champ des futures pommes de terre. J’ai même eu l’honneur de poser la semence dans les trous que le Jeannot réalisait avec un plantoir à long manche adapté à cette activité. Pomme de terre et son germe dressé vers le ciel qu’il faudrait, dans les prochaines étapes, recouvrir et buter. Chaque geste était répété comme la fierté d’être à l’origine de nos prochains repas. C’était le seul légume dont j’ai eu l’autorisation de m’occuper. Tout le reste, c’était le Jeannot. Mes compétences ne devaient pas être à la hauteur des capacités demandées. Une des raisons possibles était que la terre était plus basse pour les pommes de terre à cause du trou et moi plus proche…

Au fond du jardin, le Jeannot et moi avions construit les châssis en verre pour les semis, les clapiers et les poulaillers. Moellon après moellon. Grillages et portes. Un bel ouvrage. À cette occasion, il avait rempli, pour rigoler et montrer sa fierté d’avoir été accompagné par mes petites mains de citadine, un bulletin de notes plutôt élogieux à mon égard. Je devais le remettre à mes parents pour sûrement, qu'à leur tour, ils évaluent mes progrès de vacances. Ma campagne, c'était mon cahier.

Il adorait les animaux qu’il élevait. Les engraissait plus que de raison, jusqu’à la mort. C’est la Vieille qui en avait la charge : dépecer les lapins, plumer les volatiles après le coup de grâce. Elle devait imposer, en râlant, la tuerie, car il fallait bien les manger et le Jeannot avait un bon coup de fourchette. Les bêtes étaient si grasses qu’il fallait chercher les chairs sous la graisse.

Je ne sais pas comment ils faisaient quand je n’étais pas là. L’appel du Jeannot : c’était ma tâche. Le Jeannot s’était fâché avec le temps et les montres. D’ailleurs, il ne portait rien. Que le marcel blanc sous le bleu. Le seul temps qui comptait à ses yeux, c’était celui du soleil. Jour, on se lèvre, nuit, on se couche. La polémique du changement d’heure n’apportait pas de divergence à ces principes naturels.

Qui donc criait son nom pour le rapatrier, en urgence ou non, à la maison ? Aussi souvent que nous mangions, aussi souvent qu’il avait de la visite. Le livreur de boissons : vins à mettre en bouteille et limonades par casier de neuf. Le ferrailleur qui s’annonçait pourtant tout seul, au début de la rue, par : « Peaux d’lapins ! Peaux d’lapins ! ». Le fromager, réglé comme l’heure de la traite, qui savait toujours, comme par miracle, le nombre de fromages de chèvre frais, mi-secs et secs que nous allions manger dans la semaine. Le menuisier, un ami, qui, passant par la rue du Coffre Bas, entrait par le fond du jardin et arrivait avant le Jeannot, bien en peine sur son vélo. Le balcon n’était pas un minaret mais le lieu de mon appel régulier et insistant, je ne pouvais imaginer qu’il restât sans effet. « Que fait le Jeannot ? » À cette question, comme Sœur Anne, je retournais observer la situation pour répondre inexorablement : « Il arrive ! » Sans aucune hésitation. Impatience des adultes…

 

Imaginez-nous, le Jeannot et moi, tous les deux aux girolles. Que tous les deux. J’étais la seule habilitée à porter le panier à champignons. Je pense que j’y étais autorisée car je ne revenais jamais avec les explications précises des endroits où j’avais été emmenée ! Pour se rendre dans les lieux propices et cachés, nous prenions la 403 noire. Assise à l’avant, j’étais dans l’incapacité de voir la route. Cela aidait à me perdre. Ma vie, ma drôle de vie, se résumait alors, à cette 403 noire, conduite par un Jeannot sans âge, dans laquelle, assise à l’avant sans discerner où j'allais, j'attrapais inévitablement le mal des transports de ce voyage qui me semblait sans fin. Je fermais alors les yeux pour me remémorer le nom, plus tranquille à mon goût, des rues de mon quartier : Rue des Macchabées, rue des Anges, rue des Fossés de Trion, rue Trouvée, rue des Chevaucheurs…M’imaginant dans mon Fort.

Pour les trajets plus courts, le Jeannot s’était équipé d’un vélo sans pédales. Ses jambes arquées et débiles supportaient son surpoids en bleu de toutes les saisons. Ses pieds posés à plat au sol, après avoir enfourché le bicycle rouillé, imitaient, au ralenti, la marche dodelinante des canards. Ce moyen de locomotion, premier ancêtre de notre bonne vieille bicyclette, ne lui servait pas uniquement à traverser le jardin pour aller nourrir « les bêtes » par des allées étroites bordées de fraisiers. Il se rendait en ville par la rue du Coffre Bas, celle du menuisier. Un espace sensé séparer les propriétés de la rivière en crue lors des printemps pluvieux. Les eaux sont parfois imprévisibles et certaines nuits, le Jeannot veillait leur montée. La preuve de sa venue s’affichait fièrement sur le mur du sous-sol à environ un mètre. C’était lors de la génération précédente mais la peur restait quand même présente. On ne rigole ni avec le passé ni avec les réserves stockées à la cave, de quoi s’alimenter plus de six mois en cas de prochaine guerre, je suppose…

 

Il faut imaginer que je dormais dans la chambre du Jeannot. Les femmes en bas, nous en haut. Il avait déserté depuis bien longtemps le lit de la Vieille où Suzy était chuchotée en huis clos dans les draps neufs et parfumés. C’était à nouveau le maquis ! Je ne les ai jamais vus dans le même lit. Les leurs étaient séparés par un escalier abrupt qui montait à un palier et à une chambre, aux marches équipées par la Vieille d’une moquette orange collée difficilement. Invitée pour l’occasion, J’avais assisté en spectatrice, à ce travail laborieux d’une quinzaine de marches d’un mètre cinquante de large.

Deux beaux lits anciens, des lits coins, fabriqués sur mesure par économie de bois, étaient rangés de chaque côté de la porte d’entrée de la chambre à coucher. À leur pied, une armoire. Une symétrie parfaite séparée par un paravent, encore en ma possession, lui aussi œuvre de la Vieille. Trois pans assemblés par des charnières, d’un côté un satin rose et de l’autre un motif floral épais. Le Jeannot dans le lit de gauche, conformément à ses idées politiques. Le mien, sans relation, était à droite. Il se couchait avant moi et se levait de même.

 

Imaginez Jeannot, né le 2 février 1922, sa Vieille le 22.

Ils habitaient au 22 rue du 8 mai 1945…